jeudi, octobre 11, 2007

RETOUR SUR LA « PASSION » DU CHE

Le Christ mort d'Andrea Mantegna
v. 1480-1490 Tempera sur bois
Pinacotheca Brera, Milan
Quarante ans après la mort du guérillero en Bolivie, le poète argentin Jorge Aulicino tente d’expliquer comment le mythe du Che s’est construit, notamment à partir des images aux résonances religieuses de sa dépouille.

Sa défaite, sublime jusque dans l’erreur stratégique grossière qui l’y a conduit, ajoutée à la diffusion quasi simultanée de ses deux portraits, a fait d’Ernesto Guevara un symbole d’abnégation, de courage, de détachement absolu, l’emblème enfin d’une victoire quasi métaphysique. L’Histoire est loin d’avoir tout dit quant aux raisons qui ont conduit Guevara et ses idéaux à l’impasse de la Quebrada del Churo, dans la forêt de Ñancahuazú (sud-est de la Bolivie) [pour créer en 1967 un foyer de rébellion contre la dictature du général René Barrientos]. La manière même dont le Che a été capturé par l’armée bolivienne [le 8 octobre 1967], blessé, en haillons, avec son arme brisée, allait être aussi significative que son corps étendu sur un brancard dans la buanderie de l’hôpital de Vallegrande.


“Ne vous inquiétez pas, capitaine, c’est fini”, aurait dit Guevara à Gary Prado au moment de se rendre. Aujourd’hui, Prado est général et se déplace en fauteuil roulant : on lui a tiré dans le dos par erreur alors qu’il faisait évacuer, des années plus tard, un puits de pétrole pris par des commandos d’extrême droite. Le “c’est fini” du Che n’était rien d’autre que l’aveu presque sarcastique d’une impuissance qui n’a jamais été expliquée. Dans le domaine du mythe, où Guevara a été envoyé pour toujours par le sergent Mario Terán et ses deux rafales de fusil automatique [le 9 octobre 1967], ce ne sont pas ces mots-là qui ont été retenus, mais : “Visez bien. Vous allez tuer un homme.” Terán s’est chargé de les répéter. Et, aujourd’hui, ces mots ont une résonance étrange. Guevara a non seulement l’air de dire : “Vous allez tuer un homme courageux”, mais surtout : “Vous allez tuer un homme, et non sa légende.” Comment s’est construit ce mythe face auquel les protestations d’erreur, d’aveuglement profond, voire définitif, ne pesaient rien hier et pas plus aujourd’hui ? Aujourd’hui, les paysans de cette région de Bolivie ont fait un sanctuaire non pas de l’endroit où le Che a été fusillé – la petite école de La Higuera –, mais de la buanderie de Vallegrande, où son cadavre avait été exposé. Les paysans qui, à l’époque, ne l’avaient pas suivi le considèrent aujourd’hui presque comme un saint. C’est ce à quoi se réduit la religiosité véritable qu’inspire encore le Che. Le reste n’est qu’un déferlement d’images dont il n’est pas possible d’établir le contenu ni la signification. Des milliers de jeunes qui n’étaient pas nés quand le Che est mort les arborent sur leurs tee-shirts, à même la peau ou sur la lunette arrière de leur voiture – des jeunes qui pourtant ne sont pas socialistes, qui ne le seront jamais et qui ignorent presque tout des idéaux révolutionnaires de Guevara.


Le Che a quitté Cuba en 1965. Il avait indéniablement perdu plusieurs batailles politiques qu’il n’était de toute façon plus vraiment apte à livrer. En 1967, l’année de sa mort, l’éditeur marxiste italien Giangiacomo Feltrinelli – qui allait se tuer en 1972 dans une explosion, alors qu’il tentait, suppose-t-on, de saboter un pylône d’une ligne à haute tension près de Milan – s’est vu offrir une photo d’Alberto Korda datant de 1960. Le photographe cubain l’avait prise à La Havane, lors d’un meeting en plein air, alors que le Che s’avançait vers le bord de la tribune pour regarder la foule amassée. Feltrinelli a perçu les possibilités de cette image où Guevara apparaît sous les traits d’une sorte d’ange sévère et visionnaire. Quelques semaines plus tard, le premier poster du Che était diffusé, envahissant pancartes et panneaux d’affichage. Quelque mois plus tard, le Che mourait. Presque simultanément, une autre photo s’est superposée à la première : celle prise par le photographe de l’agence UPI Freddy Alborta dans la buanderie de l’hôpital de Vallegrande. Qu’Alborta l’ait voulu ou non, le Che y rappelle le Christ. L’iconographie du martyre était en place. L’écrivain anglais John Berger n’allait pas tarder à alimenter le débat en faisant un lien entre le La Leçon d’anatomie de Rembrandt et les photographies de Vallegrande.

Photo : Freddy Alborta

“J’avais l’impression de photographier le Christ”


En réalité, les faits, les hasards, la peinture, le catholicisme, tout semble conspirer pour que l’image de Guevara sorte de l’Histoire et entre dans la légende, à l’instant même de sa mort. L’ange de 1960 et le martyr de 1967 sont les deux faces d’un même sacrifice. Lorsque la photo de Korda fait le tour du monde, elle est déjà empreinte de l’aura sacrificielle du cliché d’Alborta. Des décennies plus tard, interrogé par le réalisateur argentin Leandro Katz pour son documentaire El día que me quieras [Le jour où tu m’aimeras] (1997), le photographe bolivien raconte : “J’ai été ému par le regard de Guevara. J’avais l’impression de photographier le Christ, et c’est dans cet esprit que j’ai travaillé. Ce n’était pas simplement un cadavre, c’était quelque chose d’extraordinaire.” Si Alborta a vraiment perçu une aura mystique émanant du personnage, c’est parce qu’il était instinctivement l’héritier d’une tradition iconographique qui, depuis la Renaissance, a placé un pouvoir surnaturel dans les images du Christ et du corps du Christ. Ni le commando militaire bolivien, ni Terán, qui n’a pas blessé le visage du Che, ni l’agent de la CIA Félix Rodríguez, qui lui a ordonné d’éviter toute défiguration, n’ont pu prévoir comment l’œil du photographe allait creuser dans l’obscurité jusqu’à trouver un corps humain étendu et un regard surhumain, au point qu’on ait pu comparer la scène avec La Lamentation sur le Christ mort d’Andrea Mantegna [vers 1490] et avec une œuvre de Rembrandt où les lumières et les ombres unissent la chair détestable et périssable, l’odeur de morgue et d’hôpital, à un souffle cosmique. Il y a beaucoup de poésie dans tout cela, une poésie qui traverse les générations. La lentille photographique, l’art mécanique du siècle, a produit l’effet de tout grand art, depuis le début jusqu’à la fin du mythe du Che. Tout le reste n’est que littérature. 

Jorge Aulicino Clarín A la une “Pourquoi le Che est-il un mythe ?” s’interroge Ñ, le magazine culturel de Clarín. L’anniversaire de la mort du Che a donné lieu à de nombreuses commémorations en Argentine, en Bolivie et à Cuba, couvertes par la plupart des journaux latino-américains.