vendredi, janvier 05, 2007

L’ÉLECTION DE MICHELLE BACHELET

Les temps changent et c'est tant mieux

5 janvier 2006 Michelle Bachelet est élue présidente du Chili. C'est la première fois qu'un pays d'Amérique du Sud élit une femme à la tête de l'Etat. Dessin de Barrigue paru dans Le Matin(Lausanne)

L’élection de Michelle Bachelet et la «transition» chilienne : une mise en perspective critique
L’élection début 2006 de la candidate de la «Concertation des partis pour la démocratie», Michèle Bachelet, à la présidence de la République du Chili, a été l’objet de l’attention de nombreux commentateurs du monde entier. Ministre de la Santé, puis ministre de la Défense au sein du gouvernement Lagos, cette fille d’un militaire assassiné par la junte, a cherché à se présenter comme une figure de la réconciliation nationale. Son programme annonce d’ailleurs de nombreux traits de continuisme, y compris avec certains aspects hérités de la dictature (en particulier le modèle économique). M. Bachelet incarne la continuité d’une transition « pactée » conduite par la coalition au pouvoir depuis 1989. Néanmoins, la nouvelle présidente a également essayé de représenter une rupture symbolique et culturelle.

Cette intervention prétend réinscrire cette élection dans le contexte d’une société chilienne, qui reste profondément marquée par la dictature. D’autre part, après 6 mois à la tête de l’exécutif, ce nouveau gouvernement peut être soumis à une première évaluation critique. Enfin, nous montrerons que la multiplication des mobilisations collectives depuis l’élection présidentielle pourrait finalement constituer le facteur essentiel de compréhension des évolutions récentes du Chili actuel et ceci en contradiction avec la politique du nouveau gouvernement élu.
Le 11 mars 2006, la socialiste Michelle Bachelet prêtait serment devant le Congrès (à Valparaiso), en tant que nouvelle Présidente de la République du Chili. Succédant à Ricardo Lagos, elle est la première Présidente de l’histoire chilienne et la troisième femme à être élue à la tête d’un exécutif d’un pays d’Amérique latine. De retour à Santiago, M. Bachelet a tenu à répéter sa volonté d’incarner l’unité nationale, « après les divisions du passé », notamment celles des années de plomb de la dictature du Général Pinochet (1973-90).

Elue au second tour des élections avec 53,5% des voies exprimées, elle s’impose face au candidat de la coalition de droite, le multimillionnaire libéral et dirigeant de « Rénovation nationale » (RN), Sébastien Piñera. Outre M. Piñera, Michelle Bachelet a largement distancé - dès le premier tour - les deux autres candidats en lice. Tout d’abord, Joaquín Lavin, candidat de la UDI (Union Démocratique Indépendante), catholique ultra-conservateur ayant appuyé le régime militaire et longtemps considéré comme leader « naturel » de la droite, ainsi qu’il l’avait été lors élections présidentielles de 1999. Mais M. Lavin n’a pas réussi son pari : la UDI avec 23,2% des voix a finalement dû se résoudre a soutenir le favori de RN, au sein de « l’Alliance pour le Chili » [1]. On trouvait d’autre part au premier tour, Tomas Hirsch, engagé derrière la bannière du « Juntos Podemos más », coalition de plusieurs organisations de la gauche extraparlementaire dirigée par le Parti communiste chilien (PC) et le Parti Humaniste (PH) [2].

L’arrivée à la tête de l’exécutif de M. Bachelet a fait couler beaucoup d’encre dans le monde entier. Dans un pays réputé conservateur, ce vote massif en faveur d’une femme divorcée, agnostique et membre du PS a de quoi faire réfléchir. Nombreux sont les éditorialistes qui ont pu y déceler une véritable rupture, à plus de 30 ans du bombardement de la Moneda. Mais qu’en est-il réellement ? Cette élection serait-elle vraiment le signe que la « transition chilienne » a réellement pris fin ou ne s’agit-il que d’un nouveau rebondissement, au sein d’un système sociopolitique modelé par la dictature ? A ce propos, une réflexion en termes de transition démocratique est-elle réellement le meilleur moyen pour comprendre le Chili de Michelle Bachelet ? Afin de tenter de répondre à ces quelques interrogations, nous nous proposons de réinsérer dans leur continuité historique les dernières élections, tout en analysant certains éléments de changement qui semblent traverser la société chilienne.

La transition « pactée » de l’ère Pinochet

La « transitologie » et les réflexions sur les sorties de régimes autoritaires sont devenus au fil du temps une discipline à part entière des sciences politiques : les « transitologues » s’attachent à décrire les modes de passage d’un régime politique autoritaire à une régime démocratique libéral représentatif [3]. Dans ce domaine, l’Amérique latine reste un laboratoire à ciel ouvert, où plusieurs pays se sont engagés dans des processus de « transition pactée » : sous la pression de mouvements d’opposition à la dictature, une partie des élites politiques civiles négocient avec le pouvoir en place, et les classes dominantes, une sortie du régime militaire, aboutissant à des formes hybrides, nommées parfois « démocratie dégradée », voire « incertaine » [4]. Comme le note Olivier Dabène, ce sont le Costa Rica en 1948, la Colombie en 1957 et le Venezuela en 1958 qui inaugurent ce bal de transitions désenchantées, basées sur une double exclusion des citoyens, socio-économique et politique : des pays « où les transitions « pactées » vers la démocratie et le ralliement à l’orthodoxie néolibérale ont conféré aux ordres politiques un caractère terriblement excluant : le creusement des inégalités et la montée de la violence font de l’exercice de la citoyenneté une fiction, tandis que le jeu politique se trouve monopolisé par des partis liés entre eux par des pactes » [5].

Quelques décennies plus tard, la transition chilienne appartient à cette catégorie, à cette différence près qu’au Chili, c’est la junte militaire qui s’est chargée d’appliquer le modèle néo-libéral, et ce dès 1975. Sans prétendre revenir sur l’ensemble de la période, il est nécessaire de souligner le caractère « refondateur » de la dictature. La général Pinochet a engagé le pays, avec l’appui de l’oligarchie locale, dans un projet global réorganisant en profondeur la société chilienne [6]. Ce qui sera désigné bien plus tard comme le « consensus de Washington » (libéralisation, déréglementation, privatisation, réduction des attributions de l’Etat) s’applique de manière précoce au Chili, mais dans un contexte de terrorisme d’Etat [7]. Cette « contre-révolution néolibérale », modifiant le mode d’accumulation du capital et les rapports sociaux, permet aussi un taux de croissance et des indices macro-économiques très satisfaisants aux yeux du Fonds Monétaire International (FMI) (R. Agacino, 2006). La Constitution promulguée en 1980 - et toujours en place aujourd’hui - vise à institutionnaliser ce processus intégral et, surtout, prépare les conditions de sa pérennisation au-delà du régime militaire. C’est dans ce cadre que la future « Concertation des partis politiques pour la démocratie » [8] est amenée à négocier la teneur de la transition avec les forces partisanes du régime militaire, suite à la victoire du « non » lors du plébiscite d’octobre 1988. Issu d’un consensus basé sur l’exclusion de la gauche radicale (PC et Mouvement de la gauche révolutionnaire - MIR), on retrouve à la tête de la « Concertation » des adversaires politiques d’hier. Le PS et la vieille Démocratie-chrétienne se retrouvent pour assumer la direction du gouvernement [9].

C’est après avoir négocié des réformes constitutionnelles limitées et avoir renoncer à la convocation d’une assemblée constituante, que la Concertation gagne les premières élections démocratiques du régime post-dictatorial (mars 1990). Selon Manuel Antonio Garreton, cette date fermerait la transition proprement dite pour faire place à un régime politique où l’Etat de droit coexiste avec divers pouvoirs factieux et des institutions héritées de la dictature (notamment le système d’élection lui-même) : le sociologue chilien avance l’idée d’un « régime démocratique avec des enclaves autoritaires héritées » ou encore d’un « régime autoritaire (en aucun cas une dictature) avec des enclaves démocratiques » (Garreton, 2006). Cette étape ouverte en 1990 est encore d’actualité au moment de l’élection de M. Bachelet, malgré des évolutions notables durant les trois gouvernements successifs de la Concertation, qui s’est d’ailleurs affirmée comme la coalition la plus stable de l’histoire institutionnelle chilienne.

L’élection de M. Bachelet : une rupture... symbolique ?

« Aujourd’hui est un jour important pour le Chili. Désormais, nous pouvons dire que la transition chilienne est terminée. Le Chili a une Constitution en accord avec sa tradition historique » : c’est ainsi que s’exprimait en juillet 2005, le Président en exercice R. Lagos suite à l’approbation par le Congrès de divers amendements : réduction de six à quatre ans du mandat présidentiel ; élimination des statuts de sénateur désigné et de sénateur à vie ; restitution au pouvoir civil de la faculté de changer les commandants des forces armées et de la gendarmerie. De telles réformes sont entrées en vigueur le 11 mars 2006 au moment de la prise de fonction de M. Bachelet. Est-ce à dire que le débat sur la « transition démocratique » est définitivement clos ?
En fait, si l’on cherchait à mettre une date de fin à cette transition, on pourrait se rendre compte qu’elle semble finir... pour toujours recommencer ! [10] Le Président Aylwin (DC) au moment de succéder à Pinochet avait déjà annoncé la fin du cycle de transition, opinion qu’il a ensuite réitérée lors des débats autour de la commission Rettig en matière de droits de l’Homme ; Eduardo Frei (DC) au terme de son mandat (2000) avait lui aussi constaté le retour des militaires dans leur caserne et plusieurs observateurs ont cru voir dans l’arrestation du Général Pinochet à Londres la confirmation de ses dires [11]. Affirmations bien vite démenties par l’absence de jugement contre l’ex-dictateur, le maintien de la loi d’amnistie de 1978 et le caractère partiel de la table ronde (mesa redonda) sur les victimes de la répression (1998). D’aucuns ont déchiffré la période de R. Lagos comme le couronnement définitif de ce lent processus : outre les réformes institutionnelles, la Concertation met en exergue la baisse continue de la pauvreté, dont le pourcentage total passe de 45,1% de la population en 1987, à 18,8% en 2003 (sur 15,5 millions d’habitants). Elle insiste également sur l’impact positif provoqué par le rapport Valech (Commission sur la torture et la prison politique). Rappelons que ces avancées, réelles en termes de vérité, sont le fruit de décennies de mobilisations des familles de détenus-disparus. Malgré tout, le gouvernement Lagos a maintenu la tactique de la « justice dans la mesure du possible » : une impunité encore très large contre des doses limitées de vérité et de réparation « austère », au nom de la « réconciliation nationale » (Castro, 2002) [12]. A noter que cette politique du pardon institutionnalisé n’est pas l’apanage de la transition chilienne, puisqu’on la retrouve sous diverses formes dans plusieurs pays du globe (Lefranc, 2002).

Globalement, si l’on s’attache à dresser un bilan critique de la gestion concertationniste, on peut parler d’une transition démocratique partielle, aboutissant à un approfondissement économique, mais aussi sociétal du modèle néolibéral, par une administration civile élue dans un cadre institutionnel hérité de la dictature (Fazio, 2005). Néanmoins, lorsque M. Bachelet entame sa campagne électorale sous la bannière de la Concertation, elle bénéficie de sondages d’opinion très favorables, d’un taux de croissance de plus de 6% pour 2005 et de l’appui des entrepreneurs nationaux et du capital financier international. Cette dernière condition étant l’un des éléments clefs de la « gouvernabilité démocratique » post-Pinochet, selon Edgardo Beoninger, principal idéologue de la Concertation [13].

La nouvelle présidente incarne un changement culturel, tout d’abord car c’est une femme. Comme le soulignent les analyses de vote, le vote féminin semble avoir fait la différence dans les urnes, sans pour autant que la candidature de Bachelet ait été celle d’une féministe. Cette dernière a canalisé avec brio un désir national de revitalisation du lien politique et citoyen : « les représentés appellent à un renouveau du lien politique, tissé sur plus d’identification et plus de proximité avec leurs représentants : ils aspirent à se reconnaître dans la candidate, à voir leurs demandes représentées et à être écoutés et entendus par leurs élites » [14]. On peut y voir également une rupture symbolique. Elle a su s’imposer (y compris contre Soledad Alvear de la DC), tout en affichant un passé militant, qui avait de quoi rebuter une partie de l’électorat conservateur de la Concertation [15]. Médecin, fille d’un général progressiste assassiné après le coup d’Etat, elle était présidente de la Jeunesse socialiste durant le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973). Pendant la dictature, son engagement en faveur de la défense des droits de l’Homme lui a valu d’être arrêtée (en 1975) et torturée au sein du sinistre Centre de détention Villa Grimaldi. Bien entendu, un tel parcours biographique n’est pas anodin. Cette dimension symbolique sera d’autant plus forte si se confirme la nouvelle mise en accusation du général Pinochet [article rédigé avant le décès de ce dernier, ndlr], précisément pour les crimes commis à Villa Grimaldi. Un autre point important est la vision institutionnelle de la nouvelle présidente : outre l’accent mis sur le social, l’autre axe de sa campagne a été celui de l’indispensable réforme du système binominal, crée par la dictature afin de sur-représenter la droite et empêcher le retour au sein des institutions de la gauche radicale. Ce système anti-démocratique a été maintenu jusque-là par la Concertation, malgré plusieurs opportunités de le changer (Garreton, 2005). Ce volontarisme réformateur a valu à M. Bachelet le soutien du PC au second tour des élections, facteur non négligeable de son élection, comme il l’avait été de celle de R. Lagos en 1999. Reste à savoir quel type de scrutin le remplacera, alors que d’âpres négociations sont en cours entre les diverses forces politiques du pays.

Enfin, d’autres indices se sont manifestés lors de cette élection, montrant des évolutions plus structurelles du champ politique chilien (Agacino, 2006). Parmi ces tendances, notons que :

— Le PS se confirme comme parti de gouvernement, remettant en cause l’existence même du PPD. La plupart des dirigeants socialistes assument désormais publiquement leur orientation « social-libérale » [16]
— La DC quant à elle est en nette perte de vitesse comme principale organisation politique du pays, tout en restant un parti pivot du gouvernement
— La droite cherche toujours à se départir de l’image négative du général Pinochet, effet renforcé par les derniers rebondissements de l’affaire des comptes de l’ex-dictateur retrouvés à l’étranger. Elle reste divisée, alors que le vote des secteurs dominants apparaît comme durablement partagé entre Concertation et Alliance pour le Chili

— Enfin, les tentatives novatrices d’une partie de la gauche extraparlementaire de réinvestir le champ institutionnel n’ont pas massivement convaincu les classes populaires, alors que plusieurs militants antilibéraux critiquent une initiative vouée à l’échec, préférant insister sur la nécessaire reconstruction du mouvement social

Mais ces éléments permettent-ils à eux seuls de décrire un changement d’époque ? La réponse est non. En effet, ministre de la Santé, puis ministre de la Défense au sein du gouvernement de Ricardo Lagos, M. Bachelet est un « pur produit » de 15 ans de Concertation. Malgré une campagne de communication dynamique sur le « gouvernement citoyen », son programme annonce de nombreux traits de continuisme, en particulier dans le domaine économique. Elle n’a d’ailleurs pas prétendu incarner une quelconque rupture. La composition même du gouvernement est venue le confirmer, car si la parité hommes/femmes est une nouveauté, plusieurs postes clefs restent aux mains de vieux routiers de la Concertation. Et au terme de ces six premiers mois de gestion, c’est bien ce qui parait dominer.

Alors que la campagne électorale a été très fortement centrée sur la question des inégalités sociales, l’Etat dont a hérité la nouvelle présidente est un Etat a minima, qui peine à entamer les réformes sociales promises, si ce n’est à la marge. Malgré un budget en hausse (+ 8,9%) qui s’appuie sur le niveau extrêmement élevé du cuivre sur le marché mondial, la politique publique de M. Bachelet reste celle d’une assistance ponctuelle en faveur des plus déshérités. Les premiers gestes de politique internationale du nouvel exécutif sont venus garantir l’ancrage du Chili comme allié stratégique des Etats-Unis en Amérique du Sud et en faveur d’un libre-échangisme débridé, où le Chili est fortement dépendant de l’exportation de ses matières premières et ressources naturelles (cuivre, bois, pêche, etc) [17]. Pourtant, les problèmes sont de taille et ce à commencer par trois dossier brûlants : la faillite totale du système de retraites par capitalisation (qui doit constituer l’un des grands chantiers de cette présidence) [18] ; un système de santé à deux vitesses, laissant au bord de la route les plus fragiles ; enfin, une éducation municipalisée et transformée en un vaste marché par la Loi organique sur l’enseignement (LOCE), votée par le général Pinochet juste avant son départ. Face à cela, le gouvernement ne semble pas prêt à modifier significativement la fiscalité du pays ou encore l’échelle des salaires, pourtant profondément injustes. Même chose en matière de ressources minières : malgré des discussions sur d’éventuelles royalties, le coeur de la législation sur l’exploitation du cuivre sera conservé, ensemble de loi qui légalise - depuis les temps de la dictature - une véritable aliénation de cette ressource non renouvelable au profit des multinationales et au détriment de CODELCO (la Corporation du cuivre publique) [19]. Ainsi que le notait un reportage du Figaro durant la campagne : « Tenir tête aux 16 entreprises qui contrôlent 80% de l’économie chilienne, en redessinant la fiscalité et en renforçant le droit du travail est exclu ». Dans de telles conditions, il est donc légitime de douter que le gouvernement initiera d’importantes transformations dans les années à venir.

Enfin, certains des traits les plus négatifs de l’Etat chilien sont toujours sur le devant de la scène. Nous pensons ici à divers cas de corruption qui éclaboussent l’ensemble de la classe politique (cas « ChileDeporte », qui fait suite à ceux connus durant le gouvernement Lagos). Mais surtout à la dimension des violences policières. Tout d’abord, dans le Sud du pays où Amnesty Intenational dénonce l’usage permanent d’une coercition d’Etat, digne de la période militaire, contre les mobilisations collectives du peuple mapuche, et ce malgré la promesse de M. Bachelet d’y mettre fin. S’ajoute à cela l’attitude du gouvernement face aux manifestations massives de la jeunesse contre la LOCE. Car si une Commission de consultation a bien été mise en place (Comisión Asesora de Educación), l’importance de l’action répressive des Carabiniers parait montrer le refus du gouvernement de comprendre qu’il s’agit d’un mouvement de fond, entrant en résonance avec un mal-être social largement partagé.

Quelle démocratie ? Les défis du retour de la question sociale

Plus de 15 années après la fin des dictatures dans la totalité de l’Amérique du Sud, la réflexion des politistes tend à délaisser les problématiques de transition pour s’attacher à l’étude de la « qualité de la démocratie » [20]. Car la question centrale est finalement : quelle démocratie pour le Chili contemporain ? (Del Pozo, 2000). De ce point de vue, la réactivation du mouvement social chilien des derniers mois est, sans aucun doute, un fait majeur. L’un des objectifs du coup d’Etat de 1973 a été justement d’éradiquer toute contestation sociale, et notamment celle d’un des mouvements ouvriers les plus structuré du sous-continent. Le modèle de société appliqué depuis, a conduit a transformer le sujet-citoyen en sujet-consommateur : c’est là où se situe en partie le « mythe » de la transition chilienne, décrit avec verve par le sociologue Tomas Moulian (Moulian, 1997). La métamorphose de la question sociale durant les 30 dernières années, productrice d’individualismes négatifs (au sens de Manuel Castel) pèse de tout son poids sur le Chili actuel. Le « miracle » économique de l’ère post-Pinochet aura fait de très nombreuses victimes : selon l’ONU, les 5 500 dollars de PIB per capita cachent un des pays les plus inégalitaires de la planète. Ainsi, au moment de parler de démocratisation, la discussion devrait porter non seulement sur les institutions, mais aussi sur les droits socio-économiques de la population (Winn, 2004). Aujourd’hui, l’ampleur du travail informel ou précaire et les inégalités sont tels que, fin octobre dernier, le journal officiel La Nación publiait une enquête remettant en cause les chiffres optimistes gouvernementaux : les bénéfices inégalés des principales banques du pays y étaient mis en regard avec le fait que « 60% des chiliens sont pauvres ou extrêmement pauvres » [21].

Pourtant l’apathie et la résignation semblent reculer. Une fraction de la jeunesse est très active au sein de multiples collectifs et les grandes périphéries urbaines, si elles ne votent pas forcément (plus d’un million de jeunes refusent de s’inscrire sur les listes électorales), exercent tout de même leurs droits citoyens : droit à l’expression, à l’organisation ou à la contestation. C’est ainsi que le pays vient de vivre plusieurs mois d’une « révolte des pingouins » - les étudiants des collèges sont appelés ainsi pour leur uniforme - qui a défié le gouvernement, mais plus largement qui questionne l’héritage de la dictature. L’ampleur de cette dynamique, la profondeur des débats et la radicalité des répertoires d’action collective ont fait trembler l’ensemble du champ politique. Ainsi, si le Chili de M. Bachelet est celui du changement, c’est peut-être davantage pour ce qui s’y déroule à la base de la société : c’est précisément de cette réactivation collective impulsée par une génération n’ayant pas connue la dictature, qu’un processus de démocratisation réelle pourrait surgir.

Bibliographie

— R. Agacino, Hegemonía y contra hegemonía en una contrarrevolución neoliberal madura. La izquierda desconfiada en el Chile post-Pinochet, ponencia presentada en el “Grupo de Trabajo Hegemonías y emancipaciones” de CLACSO, 30-31 enero de 2006, Caracas (voir : http://www.redem.buap.mx/acrobat/agacino17.pdf).

— A. García Castro, La mort lente des disparus au Chili sous la négociation civils-militaires (1973-2002), Maisonneuve & Larose, Paris, 2002.
— M. A. Garreton, “Reflexiones sobre la democratización política chilena” in Brasil y Chile. Una mirada hacia América Latina, Ril Editores, Santiago, 2006 (voir : http://www.manuelantoniogarreton.cl/).
— H. Fazio (y varios autores), Gobierno de Lagos : balance crítico, LOM, Santiago, 2005.
— S. Lefranc, Politiques du pardon, PUF, Paris, 2002.
— T. Moulian, Chile Actual : Anatomía de un mito, LOM, Santiago, 1997.
— J. Del Pozo, Chili contemporain : quelle démocratie ?, Nota bene, Montréal, 2000.
— P. Winn (ed.), Victims of the Chilean Miracle : workers and neoliberalism in the Pinochet Era, 1973-2002, Durham and London, Duke University Press, 2004.
Notes:
[1] Pour avoir une vision d’ensemble sur les élections, voir les informations réunies par Christelle Pierre et Patricio Scaff dans www.observatorio2006.org/chile.htm.
[2] N’ayant obtenu que 5,4%, Juntos Podemos s’est alors divisé quant à l’attitude à adopter au second tour.
[3] M. Dobry (dir.), “Les transitions démocratiques. Regards sur l’état de la ‘transitologie’”, Revue Française de Science Politique, Vol. 50, N°4-5, Paris, août-octobre 2000.
[4] G. O’Donnel, P. Schmitter, Transitions from Authoritarian Rule. Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, The Johns Hopkins University Press, Baltimore and London, 1991 et O. Dabène, Amérique latine. La démocratie dégradée, Complexe, Paris, 1997.
[5] Revue Critique internationale, N°4, Paris, été 1999, p. 31.
[6] M. A. Garretón, The Chilean Political Process, Unwin and Hyman, USA, 1989.
[7] L’Etat chilien reconnaît aujourd’hui officiellement plus de 3000 détenus-disparus et plusieurs dizaines de milliers de personnes emprisonnées et torturées (voir www.derechos.org/nizkor/chile/libros/represion).
[8] La Concertation est formée des organisations suivantes : le Parti socialiste du Chili, le Parti pour la démocratie (PPD), le Parti radical social démocrate, le Parti démocrate-chrétien.
[9] Alfred Riquelme Segovia, « La transition démocratique au Chili et la fin de la guerre froide », Matériaux pour l’histoire de notre temps, Année 1999, Volume 54, Numéro 54, Paris, p. 22 - 25.
[10] Voir l’introduction de Micheline de Sève dans « Transitions croisées : Chili-Pologne », Politique et Sociétés, Vol. 24, No 2-3, Montréal, 2005.
[11] B. Patino situe la fin de la transition chilienne en mars 1994 (Pinochet s’en va..., IHEAL, Paris, 2000).
[12] C’était précisément l’objectif du projet de loi présenté par R. Lagos en 2003, mais qui du être abandonné sous la pression des organismes de Droits de l’homme.
[13] E. Boeninger, Democracia en Chile. Lecciones para la gobernabilidad, Andrés Bello, Santiago, 1997, pp. 368-370.
[14] « M. Bachelet, pour une autre politique ? », La Chronique des Amériques, mars 2006, n°12, Université du Québec à Montréal (http://www.ameriques.uqam.ca/).
[15] Pour une étude sociologique de l’électorat au Chili : M. A. López and E. Rosado, The New Chilean Voter, workshop of the ECPR, April 2005, Spain (in www.essex.ac.uk/ecpr).
[16] La dernière proposition du sénateur socialiste C. Ominami de fléxibliser davantage le code du travail, pourtant considéré par l’OIT comme déjà peu respectueux des salariés, est à ce propos révélatrice.
[17] Après les Etats-Unis et l’Union européenne, le Chili vient de signer un accord de libre-échange avec la Chine (et bientôt avec le Japon).
[18] Selon les projections, la moitié des 7 millions de titulaires de comptes épargne-retraite, gérés par des sociétés administratrices de fonds de pension (AFPS), toucheront le jour de leur départ en retraite une somme mensuelle inférieure à la pension minimum, d’environ 130 dollars - une somme insuffisante pour vivre.
[19] Ceci par un système de concessions minières octroyées au capital étranger et une fiscalité parmi les plus faibles du monde. Parallèlement, la loi oblige CODELCO a réserver 10 % de ses bénéfices... aux forces armées (Fazio, 2005, pp. 29-42).
[20] C’est l’option choisie par O. Dabène en ce qui concerne le Brésil : Exclusion et politique à São Paulo : les outsiders de la démocratie au Brésil, Karthala, Paris, 2006.
[21] La Nación, Santiago, 29 de octubre de 2006. 60% des Chiliens doivent subsister avec moins de 190 dollars (100 000 pesos) par mois, alors que selon un rapport de l’ONU (2005) le salaire minimum de 120 000 pesos « est insuffisant pour proportionner des conditions de vie dignes » au chiliens. De plus, la tranche des 20% les plus pauvres de la population reçoit seulement 3,3% des revenus totaux du pays, tandis que celle des 20% les plus riches en reçoit 62,6%.
Source : Visages d’Amérique latine (http://www.visagesameriquelatine.org/), n°4, IEP Paris, décembre 2006. Texte publié sur le RISAL (http://risal.collectifs.net/) sur proposition de l’auteur.
par Franck Gaudichaud