mercredi, décembre 13, 2006

L’HOMMAGE MILITAIRE, UNE TRÈS MAUVAISE IDÉE


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DES CADETS PORTENT LE CERCUEIL D'AUGUSTO PINOCHET 
LORS DES FUNÉRAILLES DE L'EX-DICTATEUR À L'ACADÉMIE 
MILITAIRE DE SANTIAGO, LE 12 DÉCEMBRE 2006. 
PHOTO MARTIN BERNETTI
L'ancien dictateur n’a pas eu droit à des funérailles nationales, mais méritait-il qu’on lui rende les honneurs militaires ? Assurément non, estimait Patricia Verdugo peu avant l’enterrement.

Première question : l’armée de terre est-elle une structure privée qui peut prendre des décisions pour son propre compte et comme bon lui semble ? La réponse est non. Il s’agit d’un service de l’État, et à ce titre elle appartient à tous les Chiliens. L’armée de terre est l’un des quatre services chargés d’assurer la défense nationale. Ses salaires, ses armes, ses équipements et son entraînement onéreux sont financés par les impôts de tous les Chiliens. Et, si ces services ont – de par la loi – le “monopole de l’usage des armes”, c’est précisément parce que celles-ci nous appartiennent.

Deuxième question : qui est à la tête de l’armée de terre ? Dans une démocratie, le pouvoir militaire est sous l’autorité du pouvoir civil. Jusqu’à une date très récente, il n’en allait pas ainsi, les négociations qui ont débouché sur la transition ayant laissé des “enclaves autoritaires” qui empêchaient le président de la République de limoger les chefs de l’armée de terre, de la marine, de l’aviation et de la police en cas de besoin. En outre, ces enclaves leur conféraient un rôle clé dans le Conseil de sécurité nationale, qui influence le chef de l’État. Or cette situation n’a plus cours depuis le gouvernement du président Lagos [2000-2006].

Troisième question : si l’armée obéit au pouvoir civil, émanation de la souveraineté populaire, qui rendra véritablement hommage à Pinochet lors de ses funérailles ? Réponse : tous les Chiliens.

Quatrième question : le général Pinochet mérite-t-il de recevoir les honneurs militaires ? La réponse est non, car il s’agit par excellence d’un homme qui a bafoué l’honneur de l’armée.

Dès lors, rendre hommage au général Pinochet, c’est saluer la mémoire d’un homme qui a gracié les assassins du général René Schneider [mort dans un attentat le 22 octobre 1970], commandant en chef des armées [au moment de l’élection de Salvador Allende]. Rendre hommage à Pinochet, c’est oublier que sa police secrète a assassiné, à Buenos Aires [en 1974], l’ancien commandant en chef Carlos Prats, son prédécesseur, et avec lui son épouse. Et ce n’était qu’un début. Continuons par ce qu’a dit le général Joaquín Lagos Osorio pendant la dictature, évoquant les massacres de 1973, du temps où il était commandant en chef de la première division de l’armée de terre. “Ce fut et c’est encore une douleur immense, une douleur indescriptible. Voir foulé aux pieds ce qu’on avait vénéré toute sa vie, à savoir la notion de commandement, le sens du devoir, le respect des subalternes, le respect des citoyens, qui nous livrent les armes pour les défendre et non pour les tuer”, a-t-il déclaré. Le général Pinochet a violé toutes les lois nationales et internationales, y compris la Convention de Genève, pour poursuivre ses opposants. Il a ordonné des assassinats, des disparitions de prisonniers, des tortures. Tout cela est clairement établi par les rapports officiels des commissions Rettig et Valech [selon le premier, publié en 1992, il y a eu au moins 3 197 morts et disparus sous la dictature, et selon le second, publié en 2004, au moins 35 000 cas de torture]. Avec l’aval du Congrès et moyennant des fonds de l’État, on a versé et on verse encore des indemnisations aux victimes et à leurs familles.

Une cinquième question vient alors à l’esprit. Si l’État a reconnu les violations systématiques des droits de l’homme perpétrées sous la dictature de Pinochet, comment ce même État peut-il rendre hommage, à travers l’armée, à celui qui a été le chef suprême des agents de l’Etat qui ont commis de tels crimes ? Réponse : il ne peut pas le faire.

Nous ne dirons rien de la fraude fiscale sur laquelle la justice enquête, après la découverte de l’existence de comptes bancaires secrets sur lesquels Pinochet aurait caché des millions de dollars. On pourrait nous rétorquer que, tant qu’il n’a pas été condamné, il faut lui accorder le bénéfice du doute. Notons aussi que rendre les honneurs militaires au général Pinochet constitue un acte détestable compte tenu de ce que la justice a déjà établi. En outre, un tel acte attente gravement à la démocratie que nos représentants légitimes – à la Moneda [le palais présidentiel] et au Congrès – ont juré de défendre.

Enfin, on peut se demander ce que vont penser les jeunes cadets de l’École militaire s’ils participent à l’hommage rendu au général Pinochet. Ils penseront que l’homme dans le cercueil a fait du bon travail. Et demain, quand ils seront généraux, ils pourront suivre son exemple. Si la classe politique, toutes tendances confondues, nous répète “Jamais plus”, si même l’ancien commandant en chef Emilio Cheyre a prononcé ce “jamais plus” [en mars 2002] avec solennité, alors qui croire ? Nous sommes de nombreux Chiliens à estimer qu’un tel hommage compromettrait notre “sécurité” en tant que nation.

PATRICIA DEL CARMEN
VERDUGO AGUIRRE 

Patricia Verdugo Journaliste célèbre, dont le livre Los zarpazos del puma [Les coups de griffes du puma, non traduit] a permis notamment à la justice d’inculper Pinochet. La Nación